(Note de lecture), Ada Mondès, Des Corps poussés jusqu’à la nuit, par Jean-Marc Pontier
” Le dernier opus d’Ada Mondès se divise en trois grands poèmes aux formes diverses, de la litanie exaltée de l’Héritage à l’éclatement bilingue de Rien n’empêche le chant en passant par la fragmentation haletante de Marcher le monde. Si la poétesse explore autant de formes, c’est qu’il n’est aucun moule prédéfini capable d’accueillir définitivement telle énergie inspirée. Une vitalité qui choisit résolument de ne pas se contenir, un livre-monde où se côtoient psalmodies, rythmes, slam, vers éclatés, où se mêlent amour de la vie et découragements légitimes, où la faim de l’errante se nourrit de l’inconditionnelle adoration de la beauté.
Le recueil s’ouvre sur « Memento », sorte de cortège apollinarien, constat désolé d’un monde voué au profit (« l’imaginaire tari à la source du pétrole ») et à la destruction. Face aux génocides et aux camps, que peut la voix du poète ? Sans doute se contenter -et c’est déjà beaucoup- à la façon rimbaldienne, de dresser la liste de ce qu’il voit : « J’ai vu le fer devenir vulnérable/ (…) j’ai vu un petit homme/ traverser un champ de mines les bras chargés de lys/ (…) J’ai vu les amoureux des montres cassées »…). Pour tenter d’atteindre au final la grandeur résiliente de la Beauté.
« nous sans cesse orphelins
puisque doués de mémoire
nous sommes morts mille fois morts
mais une seule beauté engendre tant de joie » (p. 29)
La voix poétique d’Ada Mondès s’inscrit dans les temps ancestraux, se fait porte-parole des anciens, des déshérités, de ceux que la vie a oubliés. La poésie est mémoire vivante des disparus passés ou présents (« en moi coïncident dix millénaires »). Il ne s’agit pas seulement de dresser l’amer constat d’un monde en déliquescence. La parole d’Ada Mondès vient féconder nos envies de départ. Le cosmopolitisme traverse le recueil :
« J’ai mal à l’Équateur au Kurdistan
à l’Ukraine au Chili l’Indonésie le Liban
mal à l’Homme et je ne peux rien
pour ceux que j’aime que les aimer » (p. 81)
Langue inséminatrice, la poésie explose ses propres contours et c’est parfois en Italien (l’Héritage), en Espagnol (Rien n’empêche le chant) ou en Anglais (l’Anniversaire) que s’exprime la poétesse, jusqu’à cette voix universelle du métissage : « tutti siamo rescapés de somewhere d’un bris d’Histoire ». Le verbe (au sens littéral) est une incitation au mouvement comme le suggèrent les seuls titres des poèmes : « poussés », « Marcher le monde », « marcher la ville ». Sur le mode participe ou infinitif, nous voilà conviés à bouger, voire à danser :
« et puis j’irai danser
sur la tombe du monde
vivante échevelée » (p.88)
Poésie de l’errance, de l’observation politique mais aussi de la rue d’à côté (Marcher la ville), faite de compassion et d’altruisme (« ce qui compte c’est ce qui contamine/ m’anime à conter ces vies des autres dans ma voix/ (…) je n’ai rien à moi que ma langue et la route derrière »), la parole poétique se revendique comme rédemptrice. Dans La Maison brûlée, elle s’exprime sous forme de manifeste : « je m’entête à écrire je suis/ machine à vivre machine à mémoire ».
Il n’y a pas de doute, la langue d’Ada Mondès est une parole en mouvement à l’énergie communicative, à la fois définitive dans son intransigeance et inspirante en ce qu’elle réfute les renoncements. Importance de la mémoire, incitation au mouvement, à l’errance urbaine, les thèmes séminaux de « celle qui écrit pour vaincre/ les silences où (s)on squelette affleure » nous ramènent au rôle primordial du poète dans la cité : une dénonciation psalmodiée de la misère en même temps que l’extatique éloge de la Beauté.
Cette poésie trouve toujours son prolongement oral : non contente de l’écrire, en performeuse habitée, Ada Mondès la clame publiquement, la récite, la slame, seule ou accompagnée d’un musicien.
Jean-Marc Pontier
Ada Mondès, Des Corps poussés jusqu’à la nuit, Les carnets du dessert de lune, 2022, 96 p., 15 €
Extraits :
« je marche dans bien d’autres nuits : dont les images me traversent si fugaces qu’elles ne laissent pas d’adresse / et poussent les rêveries anonymes du merveilleux indéfini / je ne veux pas d’ailleurs / je suis / dans toutes ces histoires que je parle-marche / je veux vivre de poésie de révolutions en révélations et mordre le poème / le transmettre de fille en fille avec le souvenir de la première chute » (p. 37)
« j’affirme la vie POSSIBLE
n’en déplaise aux patrons de la misère
je suis poète
mes morsures sont de soleil
je suis cent mille et cent mille femmes debout
je n’attends pas demain
je n’attends pas la fin du monde
sans répit la beauté sauve le monde
et se dresse immense
la foule qui me ressemble » (p.82) “